Comment on fait flamboyer le désir.
Mon goût pour la hâte et pour l’improvisation chagrine souvent mes amis qui aiment à « préparer ». Mais enfin, je ne m’en excuse pas, car hâte = objet petit (a), nous a appris Lacan. Si, pour ces Journées, le désir flamboie, selon la belle expression d’Alexandre Stevens qui figure en exergue de ce numéro, la hâte n’y est pas pour rien.
Mais c’est, hélas, un cocktail Molotov mentalement instable, que la hâte + un surmoi féroce, exigeant, non pas seulement le bien-dire, mais le bien-faire (tout de même pas l’impeccable, comme chez Camillo Ramirez) + la volonté d’assumer, non seulement mes décisions (une décision, ce n’est, après tout, qu’une déclaration d’intention), mais aussi les conséquences dans la Wircklichkeit de ces décisions.
Très peu pour moi, les excuses du genre : « J’avais bien dit qu’on fasse…, et on ne l’a pas fait. – Fallait y aller voir toi-même, hé, Ducon ! » répond la vox populi. Oh ! quelle mal élevée !
Qu’est-ce que diriger, ou être « un cadre », comme disait Staline ? On citait souvent dans le Parti, à la belle époque, la phrase tordante du grand humaniste, « L’homme, le capital le plus précieux », alors qu’il avait écrit en réalité « L’homme, le cadre, le capital le plus précieux », ce qui est encore plus drôle. Eh bien, diriger, à mes yeux, c’est quand « The buck stops here », devise que le président Truman – un-homme-un-vrai – avait mis sur son bureau de la Maison-Blanche, et qui signifie simplement qu’on ne refile jamais le bébé à quelqu’un d’autre.
Or, les analystes, hommes et femmes, sont, par profession, des as de la défausse.
Tu sera a true man, mon fils.
Vous me direz que, chez Truman, chez les Américains, le résultat de cette belle virilité de chef a été… « Boum ! », la bombe sur Hiroshima, sans ciller, seule utilisation volontaire, depuis plus d’un demi-siècle, de l’énergie atomique à des fins de destruction massive d’êtres trumains.
Œuvre d’un Etat indiscutablement démocratique, bien que raciste -Truman avait néanmoins dé-ségrégué les forces armées. On pense à cette phrase très borgesienne de Nietzsche : « Et il devint ce qu’il combattait. ».
Le crime ne fut pas commis dans la tristesse du devoir contraint, mais, tout au contraire, les signifiants en témoignent, dans la jubilation : la bombe était Little Boy – tiens, justement, le voilà, ce bébé qu’on ne refile pas. L’avion porteur du bébé était Enola Gay, nom de la maman du chef pilote, comme il se doit. Enfin, pour boucler la facétie, la mission était baptisée Dimples, ce qui veut dire Fossettes. De grands enfants, un rien les amuse, cent, cent cinquante, deux cent mille morts.
Soyons juste : ils avaient tout de même conscience de faire le mal : l’avion chargé de photographier l’opération reçut, après coup, le beau nom, passeport pour tant de choses, de Necessary Evil.
J’associe sur Raymond Poincaré, qui a son avenue à Paris. Le Canard déchaîné-enchaîné l’avait baptisé en son temps « l’homme qui rit dans les cimetières », en raison d’une photo où on le voit se bidonnant au milieu de tombes de la Grand Guerre. Il y a quelque chose de ça chez ces Américains. Ils ne faisaient pas autre chose, récemment encore, à Abou Ghraib.
Mais là encore, soyons juste : ce n’est pas tant une donnée culturelle qui serait propre aux Etats-Unis, qu’une constante de structure.
Torturer, tuer, massacrer, on ne le fait bien que dans la bonne humeur. La mauvaise humeur, dit Lacan, est sans doute une touche de réel. La bonne humeur, elle, vient à point nommé le voiler, ce réel. Il n’y a pas que le beau à le faire, il y a aussi le rigolo, le drolatique. Et même l’ironie, le Witz.
C’est bien pourquoi j’admire le dernier Tarantino. L’occupation, Hitler, l’extermination des Juifs d’Europe, en BD délirante style Marvel Comics, ce n’est pas fait pour montrer le réel, de toute façon inmontrable, c’est fait pour montrer le voile lui-même et que les bourreaux étaient aussi des guignols. Génial.
Et puis, ça rappelle utilement que, sans ces Américains rastaquouères et péquenots, la fine fleur de l’humanité, à savoir nous autres Français, et aussi les Européens, ceux de l’Ouest, ceux de l’Est, nous aurions longtemps tourné la manivelle pour les nazis, ceux d’entre nous qui auraient survécu, je veux dire.
La saignée de la Grand Guerre a tout de même coupé les jarrets de la furia francese. Thème peu populaire : c’est du Drieu.
Bildung, ding, dang, dung.
Truman ? A-t-il bien fait ? mal fait ? était-ce nécessaire ou non ? A mon avis, la question est moins celle-là, dont débattent les historiens, que celle-ci, qui est moins une question qu’une réponse du réel : c’est que ça les faisait jouir, de tuer du Jap en quantité industrielle. Or, le guerrier qui jouit est à l’opposé du fameux guerrier modèle, dit « appliqué » parce qu’il fait ce que veut son état, mais sans en remettre, sans hubris. Il est toujours à 99%, comme Alain Prost au volant de ses bolides.
Voyez les nazis. N’ont-ils pas sacrifié la belle guerre rationnelle que l’Allemagne aurait du mener ? – avec des stratèges, des tacticiens, aussi inspirés que Rommel, Guderian, ou Manstein, supérieurs à ceux du camp adverse – avec une soldatesque dont la discipline et l’endurance faisaient l’admiration d’un De Gaulle – avec une armée élevée dans la haute tradition de Frédéric II – avec un peuple, un « grand peuple », chapeauté par les philosophes du terroir, les meilleurs du monde à l’époque, qui prônaient tous, Kant, Fichte, Hegel, et sur tous les tons – et même avec réserve mentale, bien entendu, ce qui ne mange pas de pain, voir l’exposé de Christiane Alberti – l’obéissance inconditionnelle au souverain légitime – et légitime, qui l’était plus que Hitler, je vous le demande ? Eh bien, à cette noble revanche, ils préférèrent la jouissance imbécile de liquider les pauvres Juifs, qui ne faisaient pas de mal à une mouche, et qui, depuis, évidemment, ont pris le mors aux dents.
Et qui ces nazis vraiment nazes, ces branquignols abjects, traîtres à leur peuple, entreprirent-ils de liquider d’abord ? Les Juifs allemands, autrichiens, germanophones, si fiers de leur culture, comme Freud d’ailleurs, et ses fils, tous ces « assimilés » prêts à mourir pour le Kaiser, pour l’Empereur, et qui seraient morts comme un seul homme pour un Fürher qui n’aurait été enragé à les tuer. Quelle ironie !
Ah non ! il n’était pas raisonnable, rationnel, clausewitzien, de les persécuter, ne serait-ce que parce qu’ils vinrent peupler, avant Israël, The Manhattan Project. Vivant près de Central Park, Hannah Arendt resta jusqu’à la fin, orgueilleuse, et même narcissique, de sa belle Bildung, ding, dang, dung (cf. l’exposé de François Leguil, lui revenu de tout roman bildunguien).
Il faut dire que la belle Hannah avait couché avec son prof. Et quand c’est avec un Heidegger qu’on couche, je suppose que ça laisse des traces, contrairement au dicton que Lacan aimait à citer, que l’homme ne laisse pas plus de traces dans la femme que le vent dans le désert – à peu près – « et elle met un nouveau disque sur le gramophone », dit Eliot – encore une citation aimée de Lacan. Mais c’est sans doute une idée que je me fais, parce que, sans que je couche avec lui, à Dieu ne plaise, le prophète de Fribourg a laissé des traces en moi. Et de même, celui de la rue de Lille – à qui, tout de même, j’ai pris sa fille, et ne croyez pas que cela lui ait fait plaisir… Mais chut ! La Roudinesca, coco, écoute aux portes !
Truman, que voulez-vous ? « Nobody’s perfect ». En vérité, il n’est pas de maxime de la conduite qui ne rencontre son point de rebroussement. Kant démontre ça, à peu près, au début de la seconde Critique. Il n’y a que l’impératif catégorique qui tienne le coup, pense-t-il. Rien n’est moins sûr, démontre Lacan.
Les bourreaux de Sade, aussi, sont des guignols à la Tarantino – qui sait de quoi il parle : sadique il l’est, très visiblement, et fétichiste du pied et de la chaussure.
Chardonne
Tout ça pour dire l’effet détonnant du cocktail <hâte + surmoi + éthique des conséquences> sur le tempérament dont je suis affligé, colérique et tyrannique – tyrannique pour moi, le premier – en dépit de mes idéaux démocratiques et pacifiques – ou plutôt, en raison de ceux-ci. ça fait la paire.
Un conservateur se plie au cours du monde, il règle son existence pépère sur la grande homéostase qui prévaut en définitive sur la vaine agitation de la vie. Encore Staline : « A la fin, c’est la mort qui gagne. »
Curieusement, le tyran géorgien, de son vrai nom Vissarionovitch Djougachvili, avait la même sagesse que l’inoffensif Chardonne, de Barbezieux, de son vrai nom Boutelleau.
On ne lit plus beaucoup Jacques Chardonne, on ne l’a jamais beaucoup lu, et il est vrai que ce n’est pas palpitant, mais c’est précisément ce qui en fait tout l’intérêt. Mitterrand aimait Chardonne, Charentais comme lui, et les réflexions, toujours d’une extrême fadeur, de l’écrivain-éditeur, témoignent d’une philosophie en charentaises qui, ces jours-ci, me ravit à nouveau, me délasse, apporte à mes trépidations un contrepoint utile, comme aux Etoniens Anthony Eden et Harold Macmillan la lecture de Horace dans le texte, que je pratique aussi à mes heures. Toujours se donner à soi-même le signe que, comme sujet, on n’est pas englué dans la circonstance. Pour me donner à moi-même ce signe, j’ai repris, comme signifiant de la futilité des choses humaines, et de mon goût du signifiant français – je suis très Hannah, après tout, à ma façon – les Lettres à Roger Nimier de Chardonne. (Grasset).
C’est aussi un signifiant de mon absence de préjugés, celle, du moins, à laquelle j’aspire. En effet, nobodyn’étant perfect, comme je disais à l’instant, mon Chardonne, comme d’autres maîtres stylistes, Jouhandeau ou Morand, ou encore Giraudoux, sans compter Céline, s’était égaré du mauvais côté entre 1940 et 1942, date à laquelle il brûla ce qu’il avait écrit deux ans durant, reconnaissant, dit-il en termes plus châtiés, avoir déconné dans les grandes largeurs.
L’exil qu’il s’imposa ensuite – oh ! pas très loin, rien d’exotique, dans le Val d’Oise, à La Frette – lui laissa le loisir de composer des ouvrages de maximes et de portraits d’une grande acuité, salués par une lettre du Général, pas rancunier à son encontre, à la différence de Morand, qui ne l’avait pas volé.
L’orgasme colèrique
J’aime quand tout le monde est bien réveillé, sur le pont, et s’active comme moi. C’est l’idéal d’une génération qui ne peut que se reconnaître dans la thèse développée par Milner dans son Arrogance du présent.
Oui, j’ai l’arrogance du présent, c’est ça – et comme, à mon gré, les gens lambinent toujours, s’engluent, créent des embrouilles, j’explose périodiquement. Je deviens moi-même une de ces bombes que je lance. Le composé (hâte + surmoi + jusqu’au boutisme), ça donne que je crache du feu, et puis ça passe, le dragon redevient gentil.
Je contrôle ces éruptions de lave beaucoup mieux que par le passé, mais non pas complètement. Mon Mr Hyde sort parfois de sa cachette, j’en parlerai à Rennes. La colère, c’est sans aucun doute, chez le colérique, une jouissance, une convulsion orgasmiforme, et aussi une hygiène : après une « grosse colère », le ciel est bleu, tout est bien.
En raison du sex ratio de la profession, ce sont des femmes qui écopent le plus souvent. Il y a aussi que nul n’échappe à l’effet Abel – sauf les hommes vraiment civilisés, comme il y en a de plus en plus, heureusement, dans la jeune génération. Ni Hellebois, ni moi-même, n’en faisons partie.
M. Miller,
votre côté Hyde comme votre côté Jekill ont l’avantage pour votre public d’être toujours féconds dans ce commentaire si limpide et toujours frais de l’oeuvre Lacanienne qui nous paraît si actuelle et porteuse de sens.
Veuillez agréer, M. Jacques-Alain Miller, l’expression de ma profonde admiration.
André Guidi