J’ai annoncé dans le numéro 53, achevé à 14h 29, que je publierai un texte de moi intitulé « Inutile inerview » . Il s’agissait des réponses que j’avais données aux questions d’Olivia Recasens, du Point, qui avait eu l’idée de faire paraître un entrefilet sur les prochaines Journées. J’étais descendu de bon matin acheter le magazine, je l’avais feuilleté rapidement : rien. J’étais étonné, d’autant que j’avais eu Olivia au téléphone la veille, à propos de Lévi-Strauss, et qu’elle ne m’avait rien dit d’une suppression de cet entrefilet. Bon, je reprends le numéro, je l’épluche page par page : rien. « Bah, me dis-je, ça a sauté en raison de la mort du grand homme, ils avaient besoin de place ». Puis, je pense à glisser « l’interview inutile » dans le Journal n° 54, à paraître demain, le dernier avant l’événement.
A peine avais-je adressé le numéro à Benichou et Holvoet, que je reçois un mail d’Eric Laurent, 13h 34 : « Première fois qu’il y a un truc comme ça dans un mag. A toi, Eric ». Dumbfounded, j’appelle aussi sec mon copain, lui demande la page : « Page 92 ». En effet, c’est là, et ce n’est pas petit, et il y a une belle photo d’Alain Prost. J’appelle Olivia, lui narre l’épisode, la remercie. Me voilà à devoir analyser cette hallucination négative. Je vous l’épargne, d’autant que je n’ai pas le loisir de m’y mettre. Et je n’évoque le fait que pour la raison suivante : qu’il illustre bien ceci, que désormais, l’Ecole de la Cause freudienne n’appartient plus seulement à ses membres, et qu’elle vit, et doit vivre, sous le regard du public.
Nous en avons trop fait, nous avons trop grandi, nous nous sommes trop risqués, et en première ligne, dans le combat politique de ces dernières années, pour ne pas avoir été… remarqué. Longtemps, les psychanalystes ont prospéré sous le régime du « Vivons heureux, vivons cachés ». J’ai aimé ça, moi aussi, j’ai cédé à la jouissance de ne pas répondre, laisser pisser, attendre que l’orage passe, spéculer sur la fatigue et la distraction d’autrui. Mais il y a choix forcé. Nous sommes découverts ! Le Président de l’Assemblée nationale, quatrième dignitaire de la République, et médecin ORL, s’est penché sur le cas des psys, et leur a prescrit un fort amendement qui se prend par l’oreille, comme le poison du spectre dans Hamlet. Il est destiné à soigner notre phobie du contact avec l’Etat. Le Point nous suit à la trace. L’un de nos membres les plus audacieux se produit à la télévision, au théâtre, et maintenant réalise un documentaire sur « la première séance » qui fait jaser jusqu’en Amérique. L’analysante la plus célèbre du monde, qui n’est rien dans l’Etat, mais quelque chose dans les médias, sans parler du cœur du président de la République, nous regarde avec bienveillance. Nous sommes bien contents de tenir un colloque dans les locaux du ministère de la Santé, de nous faire encenser par Mme Bachelot après M. Douste-Blazy, et nous somme d’utilité publique pour l’avoir demandé, et ONG reconnu par les Nations-Unies. Nous sommes heureux, fiers, soulagés du public qui afflue à nos Journées, de la jeunesse qui se presse dans nos cabinets. Eh bien, mes amis, tout ceci se paye. Vous ne pensiez tout de même pas que c’était gratis ?
Cela se paye d’une perte : c’en est fini du petit monde fermé sur soi où nous trouvions notre confort.
Dans les microcosmes divers, sur ces « montagnes magiques », où les psychanalystes ont l’habitude de soigner leurs « restes symptomatiques », comme s’exprime Freud avec un tact exquis, les augures, ayant déjà pris depuis longtemps leur mesure les uns les autres, s’étant accordés en silence sur le partage du gâteau, se contentent de surveiller le voisin du coin de l’œil, pour s’assurer qu’il n’avale pas plus que la part à lui concédée par la justice distributive du groupe. Gare aux trouble-fête qui voudraient par mégarde s’asseoir à la table des demi-dieux ! Pénia ne dîne pas chez Poros, elle grelotte dans la rue, style « la petite marchande d’allumettes », elle a tout juste le droit de humer le fumet des plats, (en fait, souvenir d’une scène de Charlot, je crois). Conformément aux préceptes de Sun-Tzu, A paralyse B, qui paralyse C, qui paralyse A. De proche en proche, le nœud bo se fait de plus en plus serré, jusqu’à ce qu’enfin, toute créativité crève, toute initiative périclite, tout désir défaille – et chacun de rejoindre sa datcha. Il n’en sort que pour s’assurer que les autres respectent le pacte tacite des barbichettes.
Non, non, et non ! L’Ecole de la Cause freudienne ne connaîtra pas ce sort.
Eric Laurent, nouveau Kondratieff, notait, il y a dix ans, que les scissions se produisaient dans l’Ecole de Lacan, ou plutôt dans l’Ecole procédant de Lacan, avec une périodicité de dix ans. La notion m’avait frappé, et la prophétie. Dix ans, nous y sommes. Et en effet, une scission se dessine. Mais c’est la scission de l’ECF d’avec elle-même. L’heure est venue de sa passe, comme plusieurs l’ont en effet aperçu avant moi. C’est le moment pour elle de « renaître, pour savoir si (elle) veut ce qu’(elle) désire… » (Ecrits, p.682, dernier paragraphe).
Tous sortent, A, B, et C, tous les prisonniers à la fois – ce qui est la condition d’un progrès (cf. Autres écrits, p. 520, dernier paragraphe), mot qu’il est rare de lire, sans guillemets d’ironie, sous la plume de Lacan, plutôt anti-progressiste, à la différence de notre ami Aleman, par exemple, et quelques autres. Tous, nous laissons derrière nous notre montagne magique, comme Zarathoustra. Revenons neufs !
Non, il ne s’agit pas de changer de statuts, de local, de papier peint. Il s’agit pour l’analyste de satisfaire à l’injonction rimbaldienne, « être absolument moderne », sans cesser d’être lui-même, au sens de « s’autoriser de lui-même », je veux dire, en étant lui-même avec autant de résolution qu’il sera moderne.
Notre réputation ? Voulons-nous celle d’enfants sages ? On leur donne des tapes, aux enfants sages, car sages, ils ne le sont jamais assez. Il faut être un peu incommode, et ne pas plier, pour être respecté. Notre réputation se porte très bien, merci (en dépit de calomnies dont il est clair qu’elles n’ont jamais cessé, et qu’elles venaient parfois de certaines gens à la langue fourchue, que nous avons promus, édités…)
Quand ils élisent leur président, on dit des Américains qu’ils l’élisent en fait pour tout l’Occident, ou même pour le monde entier. Peu importe que ce soit vrai ou non, je retiens la notion que certains puissent, dans certaines circonstances, agir comme les délégués informels des autres. Le Conseil et le Président de l’Ecole sont élus, et resteront élus, par les membres, dûment reconnus, de l’Ecole. Mais ils le seront désormais sous le regard, et au nom, de tous ceux qui sont « les amis de l’Ecole », qui « participent à ses activités », comme nous disons dans notre chère langue de bois, ce qui veut dire qu’ils sont notre relève.
Logique avec moi-même, je proposerai à l’Assemblée du samedi soir d’approuver le principe d’une Génération Journées, qu’il appartiendra au Conseil élu ce soir-là, et au Directoire qui en sera issu, de mettre en œuvre, avec tout le discernement qu’exige l’entrée dans l’Ecole, en tant que membre, un par un (par quoi on devient, en quelque sorte, pupille de l’Ecole, voir la pertinente contribution de Rose-Marie Bognar aux Journées, « La pupille de la Nation »).
Ce jeudi 5 novembre 2009 14h-20h30
Bonjour, j’ai eu l’impression hier d’être en lévitation…lorsque je suis entrée dans le métro, je ne savais plus où je me trouvais, encore percutée par tout ce que j’avais entendu tout au long de la journée…Un bémol pourtant, ce matin je cours vers le palais des congrès, heureuse et curieuse de tout ce que je vais découvrir…mais Carla Bruni sur le document de présentation??? Elle a déclaré dans les journaux « people » que l’analyse la passionnait, ans so what…on s’en fout…elle dit « être une femme de gauche » et partage la vie de Sarkozy???Comment fait elle??? Clivée….
Je saisis mal pour quelles raisons ce choix a été fait…
Bonne journée.
M. Jacques-Alain Miller,
que de références intéressantes dans ce billet : Nietzsche, Rimbaud, Lacan et Freud bien sûr.
Pour avoir participé à la la lutte contre l’amendement Accoyer (le forum Psy à la Mutualité où vous fîtes applaudir à juste raison M. Douste-Blazy), et assisté à votre brillant séminaire au CNAM sans parler des cartels sur Encore, le Sinthome ou l’Angoisse, me voilà maintenant parfaitement rassuré quant à l’avenir de la dernière initiative institutionnelle de Lacan qui a donné naissance à l’école de la cause freudienne, désormais reconnue d’utilité publique et ONG.
Toutes mes félicitations et mon admiration pour votre immense culture et votre savoir-faire d’enseignant et d’analyste.
Veuillez agréer, Monsieur Jacques-Alain Miller, l’expression de mon profond respect.
André Guidi
Bah!… Tout ça n’empêche pas La Cause Freudienne d’exister…
Alain Ollivier
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